Scènes italiennes. Exemples d'un improbable modèle

par Jean-Paul Robert

Sous sa luxueuse jaquette, l'ouvrage est d'apparence anodine. Son titre, Grands Théâtres Italiens, s'inscrit en lettres blanches, sur une reproduction à bords perdus. Conventionelle, elle représente la salle ruisselante d'or de la Fenice, à Venise. La redondance du titre et de la photo, la profusion de trop belles images rouge et or que recèle le livre, confirmeraient de prime abord qu'il correspond à ce que les Américains, pour désigner ces beaux ouvrages qu'il est bon de laisser traîner en évidence au salon, appellent un coffe table book .

Sinon qu'au théâtre plus qu'ailleurs, il ne faut pas se fier à l'apparence. Derrière la banalité d'un sujet tout fait et d'un livre d'aspect si convenu se masque un enquête serrée, conçue comme un parcours dont chaque étape démontre et démonte la vacuité et la vanité des idées paresseuses. Francesco Sforza, qui l'a menée, est architecte. Il fut élève à Venise de Manfredo Tafuri, a tâté de la scénographie, connaît les théâtres pour les avoir fréquentés de l'autre côté du rideau et en a même construit un, dans une ancienne fabrique de Venise. Sforza est encore acteur. S'il endosse les habits conventionnels de l'auteur, c'est pour mieux dire qu'à ses yeux le théâtre est toujours une intereprétation: il propose donc, plutôt qu'une forme, une méthode de travail. Il en sera de même pour son histoire: elle s'adaptera aux conventions du genre, se pliera à ses règles de présentation, à ses impératifs chronologiques ed descriptifs. Ce q'elle dira de neuf revèlera davantage de la manière de tenir le rôle pour mieux les mettre en perspective. Perspective sociale d'abord: quels ont été les jeux et les enjeux qui se son noués et joués dans la détermination de cet hypothétique modèle? Perpective d'actualité surtout: en quoi tout cela nous éclaire sur l'aujourd'hui? Ce n'est qu'à ce prix que la convention vaut d'être suivie.

Le livre balaie donc, du dix-huitième siècle à nos jours, ces grande scènes dont se pare le berceau du "théâtre à l'italienne", du théâtre de San Carlo de Naples au nouveau (et très laid) théâtre communal de Cagliari. En réalité, tout commence bien avant, à Vicence peut-être, où est encore conservé le Théâtre Olimpique de Palladio dont le volume respecte les propos de Vitruve. Il se divise en deux parties à peu près égales: d'un côté le décor, fixe, de l'autre le simulacre d'un amphithéâtre où les académiciens vicentins jouaient le rôle de Romains assistant à une représentation de Plaute, par exemple. L'Olimpico témoigne encore l'esprit humaniste: acteurs et spectateurs y étaient tous en scène. Alait passer la Contrereforme, brisant avec l'esprit de recherche de la Renaissance: le travail serait désormais à la répétition et à la réplique. Avec l'académisme les virtuoses, qu'ils aient été architectes ou interprètes, ont occupé la scène. Retour à Naples et au premier chapitre. La modernité du San Carlo, rappelle Sforza, fut sa taille. L'édification de ce monument fut le premier acte de Charles III de Bourbon à son accession au thrône. Il exigea que sa capacité dépasse les mille places. Ainsi était énoncé ce que serait le théâtre: un lieu de représentation pour une société rassemblée autour de son monarque, exhibé das sa loge. La question de nombre ne cessera par la suite de se poser, jusqu'au spectacles proprement colossaux de ce début de siècle, quand les arènes de Verone accueilleront une représentation de l'Aida de Verdi devant vingt mille personnes, en signe de l'unité italienne bientôt rassemblée derrière l'état fasciste. Voici les acteurs désignés: le roi et l'aristocratie, qui aménage ses loges à sa guise: le pouvoir et la bourgeoisie qui, avec ses chaises à clef, gagne le droit de s'asseoir; enfin l'Etat et la masse, peu avant la naissance du cinéma. Quoi qu'en en pense, l'Eglise elle-même n'est pas étrangère à la comédie, rappèle Sforza.

Selon la place prise par ces acteurs, les enjeux ne cesseront de se déplacer, tandis que l'on assistera à une rigidification progressive, concrète du modèle virtuel. Le bâtiment distribuera tous les rôles, selon une place fixe. Lorque tout semblera abouti, il sera trop tard: les édifices ne seront plus que des commentaires, tel que le Regio de Turin, révé par l'étrange Carlo Mollino pour des "papillons", ou le Carlo Felice de Gênes, refoidi par Aldo Rossi. Sforza ne raconte pas la suite. Mais son analyse, toujours alerte et souvent brillante, la suggère. Le cinéma a pris la place du théâtre; le rideau ne s'y ouvrait plus que sur l'écran alors que le plateau était passé dans des studios spécialisés. Interdits au public, ils auront garanti, dans un premier temps, lo contrôle du pouvoir sur le divertissement des masses. Est venue la télévision, qui a tué le cinéma. Elle finira par inviter sur ses plateaux une infime fraction de son public à assister au tournage de ses jeux. Ces spectateurs, au comportement réglé par d'invisibles maîtres de ballet ("applaudissez!"), seront la gage donné à l'immense majorité, absente et paradoxalement réduite au rôle inerte de récépteur... Jusqu'à ce jour d'avril où elle permettra au héros télévisé d'enfin crever l'écran italien pour s'emparer des vestiges de l'état. Où est le théâtre? Partout et plus nulle part.

" L'Architecture d'aujourd'hui", octobre '94